G.
Vanel
LE
CURE
DE
CUCUGHAN
ET
SON
VERI-
TABLE AUTEUR
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2197
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UNE RESTITUTION LITTERAIRE
E CURÉ DE CUCUGNAN
ET
SON VÉRITABLE AUTEUR
PAR
G. VANEL
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LOUIS JOUAN, ÉDITEUR
Libraire des Bibliothèques Publique et Universitaire
98, hue Saint-Pierre, 98
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UNE RESTITUTION LITTERAIRE
LE CURE DE CUCUGNAN
ET
SON VÉRITABLE AUTEUR
PAR
G. VANEL
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LOUIS JOUAN, ÉDITEUR
Libraire des Bibliothèques Publique et Universitaire
98, rue Saint- Pierre, 98
1910
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LE CURE DE CUGUGNAN
ET SON VÉRITABLE AUTEUR
Vers Tannée 1855, vivait à Cusset un honorable et
savant magistrat, qui alliait aux qualités plus
sévères du juriste, les dons brillants du poète et de
Térudit.
Tout en commentant le code avec la conscien-
cieuse exactitude dont son état lui faisait un devoir,
il se reposait en donnant à la poésie et aux études
littéraires les loisirs que lui laissaient ses fonctions.
Les sites enchanteurs du Velay, les paysages des
Corbières et les légendes de cette contrée n'avaient
pas de secrets pour lui, et il en avait fait un éloge
en vers qui eut l'honneur d'être couronné par
T Académie française.
Ce magistrat poète était né à Yssingeaux, dans le
département de la Haute-Loire, et avait nom Blan-
chot de Brenas. L'encouragement flatteur de l'Aca-
démie excita sa verve et bientôt notre auteur con-
nut, sans l'avoir autrement ambitionné, un succès
qui lui valut bon accueil auprès des éditeurs pari-
siens.
4 LE CURE DE CUCUÔNÀN
Un volume de vers parut : Les Fleurs des Mon-
tagnes, suivi des Vellaviennes, où se trouvaient des
poésies dune facture et d'un mouvement remar-
quables et qui furent alors très remarquées par la
critique du temps.
Le code et l'alexandrin continuèrent une collabo-
ration qui resta toujours heureuse et discrète ;
aussi M. de Brenas vivait-il fort tranquille entre
ses devoirs de magistrat et ses succès d'homme de
lettres.
Apprécié et connu à Paris, il écrivit successive-
ment dans plusieurs Revues, où il donna des ar-
ticles humoristiques, des récits pittoresques, des
légendes et des aventures qu'il recueillait dans ses
voyages .
Sous le titre de : Voyage dans les Corbières, M. de
Brenas publia, en 1858 et 1859, dans la France
Littéraire, une série d'articles qui obtinrent un vif
succès et qui furent reproduits par différents jour-
naux.
Cette Revue était éditée à Lyon, chez Peladan.
M. de Brenas avait adopté, pour son récit, la forme
épistolaire, et cette forme, il faut bien l'avouer,
alourdissait le début et la fin des anecdotes contées
par l'auteur.
Tout allait pour le mieux quand, le 30 juillet
1859, dans le numéro H, parut une légende proven-
çale, aujourd'hui de réputation universelle, intitu-
lée : Le Curé de Cucugnan. Et de cette légende,
au tour original, se dégageait en effet une saveur
piquante et méridionale, qui justifiait le franc sou-
ET SOH VERITABLE AUTEUR O
rire avec lequel elle avait été accueillie. C'était
ragoût de délicats et de l'esprit le meilleur et le
plus français.
Elle dormit, toutefois, dans les feuillets de la
France Littéraire, sans faire grand bruit en ce
monde, pendant quelques années.
Vers 1864. M. de Brenas eut l'idée de réunir en
un volume les articles épars dans la Revue. Il s'en-
tendit à ce sujet avec un éditeur parisien. M. Ballay,
qui demeurait 9. rue Mazarine. Les pourparlers
furent brefs et, le 4 juillet 1864, un traité intervint
qui portait en substance que « M. de Brenas vendait
et cédait à M. Ballay. moyennant le prix de 2.000
francs, outre certaines conditions. Le Voyage dans
les Corbières, ayant pour sous-titre : « Avec mon ami
Félix ». ouvrage auquel seraient faites les modifica-
tions suivantes : 1° Le récit dialogué serait substitué
à la forme épistolaire ; 2° Trois épisodes ou lé-
gendes, de genres divers, complétant la série com-
mencée par le Siège de Carcassonne, Y Anneau de
Cléopdtre, les Mitonnes de Lannet et le Curé de
Cucugnan, seraient encadrées dans le récit princi-
pal; 4° Le manuscrit formerait environ trois cents
pages, texte et format convenus; o° Enfin, l'ouvrage
prendrait pour titre : Le Curé de Cucugnan et pour
sous-titre : Souvenirs des Corbières.
Ce traité fut signé par les parties contractantes et
l'on convint d'un délai de deux ans au moins pour
la mise en vente des volumes.
Ce délai était suffisamment long pour que Ton ne
se pressât point de part et d'autre. Les change-
6 LE CURE DE CUCUGNAN
nients et additions résolus restèrent pendant un
temps considérable sur le chantier. Les mois se
passèrent. M. de Brenas se hâtait lentement et son
éditeur ne paraissait pas plus pressé que lui.
Tous les deux étaient fort tranquilles, quand un
incident se produisit qui vint déranger leurs com-
binaisons et mettre à l'épreuve les susceptibilités
de rhomme de lettres et la conscience du magis-
trat.
Vers la fin de 1866. Roumanille. le gai félibre,
l'ami de Mistral et d'Anselme Mathieu, qui. dès
1846, avait créé le félibrige et trouvé, nouveau
Malherbe, des accents littéraires dans une langue
trop longtemps négligée, Roumanille, alors à l'apo-
gée de son talent, publiait tous les ansunArmana,
délice des populations provençales et quibusdam
al lis.
A la suite de circonstances qu'il essayera de nous
expliquer lui-même plus loin, il eut connaissance
de la nouvelle, parue dans la France Littéraire en
1859, le Curé de Cucugnan. L'estimant accorte et
de haut goût, il la traduisit en provençal. En homme
d'esprit et en écrivain avisé, il supprima le début
et la fin, ce que devait faire, d'ailleurs, l'auteur
dans le volume en préparation, et ces coupures lui
donnèrent la l'orme alerte et le brio pittoresque
sous lesquels elle est devenue populaire.
Ce qu'il oublia, par exemple, ce fut d'indiquer la
source où il Lavait découverte et, de plus, il prit la
singulière liberté de signer le morceau, comme s'il
en eût été le véritable auteur, de son nom de fé-
ET SON VERITABLE AUTEUR i
libre : Lou Cascarellet, nom sous lequel il était
universellement connu.
M. de Brenas et son éditeur continuaient à dormir
sur leurs deux oreille>. préparant la publication
convenue. VArmana Prouvençeau de 1867 parut
dons les derniers mois de 1866. Le Curé de Cucu-
gnan obtint le plus vif succès et l'ut, sans conteste,
le clou du petit volume. On en parla longtemps
dans tous les mas du pays.
Presque aussitôt, Alphonse Daudet, ami intime de
Roumanille et son collaborateur occasionnel, s'em-
para à son tour de la légende et la traduisit en
français. Et. chose bizarre ! ce français ressemblait
étonnamment à celui de M. de Brenas, coïncidence
qui prouvait avec quelle fidélité Roumanille avait
lui-même traduit en provençal le texte do la France
Littéraire.
Daudet publia sa traduction dans VÉvénement}
le Figaro d'alors, journal dirigé par M. de Ville-
messant. Il attribuait l'œuvre à son ami Rouma-
nille. de très bonne foi. nous n'en doutons pas. Le
Curé de Cucugnan, profitant de cette aubaine, se
vit porter aux nues et reproduit dans un grand
nombre de journaux. Et l'on sait le trajet qu'il a
t'ait depuis, du Journal aux Lettres de mon moulin
et, plus tard, aux Œuvres complète* d'Alphonse
Daudet.
Mais, si l'esprit et Dieu sail qu'ils en avaient à
revendre, nos deux Provençaux !) naît au soleil du
pays des troubadours, pareil à la mousse Légère qui
s'échappe de la liqueur cbampenoise. ce n'est pas
8 LE CURÉ DE CUCUGNÀN
une raison pour excuser toutes les audaces et léga-
liser une mainmise, fût-elle des plus heureuses,
sur le bien dautrui. Et, par malheur, c'était bien le
cas.
Au début. M. de Brenas ignora tout. Cependant, le
succès de l'historiette allant croissant, M. Ballay,
mis au courant, lui signala l'étonnante transforma-
tion au cours de laquelle le Curé de Cucugnan
avait trouvé une nouvelle paternité.
Juste colère de M. de Brenas. qui n'eut pas de
peine à constater que Roumanille l'avait radicale-
ment pillé et rendait ainsi la publication de son
volume moins intéressante et plus difficile. En
outre, ne pourrait-on pas croire maintenant (et
c'était chose des plus vraisemblables) que c'était
lui, de Brenas, qui empruntait à Roumanille l'hu-
moristique sermon du curé ?
M. de Brenas écrivit aussitôt à M. deVillemessant.
Dans sa lettre, du 28 octobre 1866. il l'avertissait
qu'il était l'auteur de la légende et qu'elle allait
paraître dans un volume édité à Paris. Il ajoutait :
■ Mon livre deviendra ce qu'il pourra. Mais, au
moins, il faut qu'on le sache, je ne l'aurai emprunté
à personne et il sera le fils légitime de mon caprice.
La reproduction provençale, dont M. Roumanille a
jugé à propos de me gratifier, sauf quelques mots
alliacés, très heureux peut-être en certain dialecte,
est d'une suffisante exactitude. M. Daudet a rendu,
sans doute, le patois de M. Roumanille avec une
gronde franchise. Mais j'ose compter sur votre
courtoisie pour faire connaître à vos lecteurs que
ET SON VERITABLE AUTEUR
9
le travail de ces Messieurs est une simple traduc-
tion et que je n'ai point brigué pour mon histo-
riette la faveur de cet assaisonnement de haut
goût ».
M. de Brenas n'était pas satisfait, cela se conçoit,
et sa lettre se ressentait de ses dispositions. Il pen-
sait toutefois que sa demande ne souffrirait
aucune difficulté. Erreur ! La lettre ne fut pas
reproduite et resta sans réponse. Après avoir long-
temps attendu, il écrivit à un de ses amis, M. Venet,
collaborateur du journal Le Monde, qui parla de
son affaire à M. de Villemessant. Celui-ci ne répon-
dit que par des échappatoires, et l'on ne put rien
savoir, sinon que Roumanille avait été averti et se
tenait sur ses gardes.
Sa qualité de magistrat imposait à M. de Brenas
une réserve dont il hésitait à se départir, et il laissa
passer un long espace de temps avant de provoquer
une explication nette et précise.
En attendant, il fit demander en Provence, par
son libraire de Cusset. YArmana de 1867, pour
avoir la preuve indéniable du plagiat. On n'envoya
rien. Cusset était-il suspect? C'était probable. Rou-
manille, averti, faisait le mori.
Toutefois, M. Ballay, qui, tout autant que M. de
Brenas, avait intérêt à la manifestation de la vé-
rité, se le procura et l'envoya à Cusset. M. de
Brenas put constater que la traduction en provençal
était presque littérale.
Sur ces entrefaites parut YArmana de 1868. Il
contenait une nouvelle affirmation du plagiat et
10 LE CURÉ DE CUCUGNAN
débutait ainsi : « L'an dernier, le cure'; cette année,
le médecin ! » Selon son habitude, Alphonse Daudet
donna une traduction de cette facétie dans le Moni-
teur Universel du 22 octobre 1867, et, soulignant la
verve du bon félibre José Roumanille, il ajoutait
en renvoi : « L'almanach de Tan dernier racontait
L'histoire du curé de Cucugnan, un chef-d'œuvre ! »
C'était, certes, flatteur pour M. de Brenas, mais
c'était vraiment dommage que l'éloge s'adressât à
Roumanille.
C'est alors que notre auteur, estimant la mesure
comble et même dépassée, rompit son long silence
et écrivit à son plagiaire, en février 1868. une lettre,
avec preuves à l'appui, qui mettait celui-ci en de-
meure de se justifier. Roumanille fut-il bien sur-
pris ? On peut en douter et nous croyons plutôt qu'il
s'attendait depuis longtemps à l'algarade.
Dans tous les cas, la réponse ne se fit pas attendre
et, le 3 mars, le félibre adressait à l'auteur mécon-
tent et vexé, la lettre suivante, pleine d'humour et
d'esprit, qui aurait tout excusé, si l'esprit, même le
meilleur, pouvait guérir une blessure littéraire.
Nous la citons en entier. Comme le dit Roumanille,
il n'avait pas le temps d'être court et nous croyons
que personne ne s'en plaindra :
Avignon. 3 mars 1868.
Monsieur.
Je sais enfin à qui m'adresser pour donner, au sujet
de ce digne M. Martin, curé de Cucugnan. des expli-
ET SON VÉRITABLE AUTEUR 11
cations que j'eusse voulu, de tout mon cœur, pouvoir
donner plus tôt et que vous eussiez bien fait de me
demander directement, dès que vous avez été à même
de pouvoir le faire. Je vais vous les donner loyale-
ment. Si j'avais l'honneur d'être connu de vous, vous
ne suspecteriez pas. j'ose le croire, un iota de ce que
je vais vous écrire.
Il s'agit donc de plagiat, crime prévu par la loi et
dont on veut me punir par-devant le Tribunal com-
pétent.
Je l'avoue. Monsieur, j'ai tondu de ce joli pré la
largeur de ma langue et même un peu plus. Et voici
comment cela s'est fait.
Depuis le bel an de Dieu 1855. les poètes proven-
çaux, dont vous avez entendu parler, publient chaque
année un Armana de plus en plus sympathique à nos
populations méridionales. C'est, chez nous, aux ap-
proches de Noël, l'amusement honnête des pauvres
gens. Les riches en prennent bien leur part. Le prix
de cette modeste publication, tirée à petit nombre, est
si modique, qu'il exclut toute idée de spéculation.
Depuis quatre ans. elle fait ses frais. Cet almanach
compte, parmi ses plus fervents collaborateurs, l'au-
teur de Mireille. C'est là que Frédéric Mistral ré-
pand, d'une main que le public trouve trop avare, l'or
de sa parole et de sa poésie.
Le collaborateur le plus populaire, le plus aimé de
V Armana, est incontestablement Lou Cascarellet
(mot provençal qui signifie : caqueteur. babillard .
C'est de ce nom que nous signons toutes les facéties,
naïvetés, bons mots, contes à rire, vieilles légendes,
12 LE CURÉ DE CUCLGNAN
plaisanteries comiques ou burlesques, etc. Et. chaque
année, force nous est bien de faire de plus en plus
large part à ce conteur bien-aimé, car il charme fort
ses lecteurs. Tout le monde le dit. en Provence.
Tous les ans. quand YArmana est sur le chantier,
les fèlibres sont en émoi, sur toute la ligne, pour faire
la provision des historiettes que Lou Cascarellet
(lisez Mistral et Roumanille) se charge de mettre en
œuvre — sunt bona, sunt mala, sunt mediocra plura,
— mais elles sont toujours décentes et innocentes.
Elles n'ont pas le mérite de la fraîcheur et de la nou-
veauté. Peu importe : nous ne comptons pas là-dessus
pour établir notre renommée littéraire, ni pour la ré-
pandre. Nous ne prétendons pas non plus à l'inven-
tion de ces facéties; ces choses-là ne s'inventent pas.
Depuis 14 ans que nous en publions une bonne ving-
taine par an, nous n'en avons pas inventé une seule.
Ce qui ne nous empêche pas d'en avoir trouvé d'excel-
lentes. Nous les prenons, le plus souvent, sur les livres
de ceux qui les racontent, de père en fils, dans notre
gai pays de Provence.
« Autrefois, à Racan, Malherbe les contait... »
En 1866, mon beau-frère m'apporta, triomphant,
un feuillet détaché de nous ne pûmes savoir quelle
revue ou quel recueil littéraire. (J'ai ce feuillet sous
les yeux, tout sali, tout froissé, tombant presque en
lambeaux, tel, en un mot, qu'il me fut remis.
« En voici une magnifique pour le Cascarellet! me
dit Félix ».
Je lus et fus vraiment ravi de ma lecture. Assuré-
ment il y avait de quoi. Une belle légende populaire,
ET SON VÉRITABLE AUTEUR 13
tout empreinte de bonhomie, pleine de sel méri-
dional, honnête et parfaitement mise en scène.
Ah! Monsieur ! l'herbe tendre, et, je pense, quelque
diable aussi me poussant, je traduisis, con amore,
tout ce que je pus traduire. Pouvais-je trouver mieux?
Ajoutant ou retranchant sobrement ce que me sem-
blait réclamer le génie de notre langue et les exi-
gences de nos mœurs provençales.
° N'ayant pas le début de l'historiette (la page 692
manquait et tous mes efforts pour la retrouver avaient
été inutiles), j'écrivis, à ma façon, une entrée en
matière. Je ne sais pas, à cette heure, en quoi elle
diffère de la vôtre. — Ici, mes scrupules, car enfin, je
vous rassure, Monsieur, j'ai une conscience, tout vil
plagiaire que je puisse paraître. D'ailleurs, ayant été
souvent volé, je sais combien il est désagréable de l'être.
Quel est le père de cet adorable curé ? Quelle est la
source, l'origine de cette fable ? Comment l'indiquer?
Ce précieux chiffon de papier, d'où a-t-il été détaché?
Je fais une enquête :
— Beau-frère, qui donc, qui t'a donné ça ?
— Mon ami Liffrand.
— Quel est ce Liffrand ?
— C'est le clerc de Me Giéras, notaire en Avignon.
— Où a-t-il pris ça ?
— Il croit que c'est un feuillet détaché d'une vieille
revue à laquelle son père était abonné dans le temps.
— Quelle revue ?
— Je n'en sais rien, ni lui non plus...
Et. voyez le guignon, la signature est ilhsible au
bas de l'article : un pli l'a dévorée.
14 LE CURÉ DE CUCUGNAN
C'est bien ainsi ; que faire ? L'imprimeur demande
de la copie. Il faut que YArmana paraisse au plus tôt.
Je livre la copie et... j'attends, demandant à tout
venant, autour de moi, des nouvelles du Curé de Cucu-
gnan. Personne ne peut m'en donner. L'heure de la
mise en pages arrive... — Eh bien! me dis-je, pour
mettre notre bonne foi à couvert et sauver, au besoin,
l'honneur du Cascarellet, nommons le traducteur
coupable, celui qui donnera à l'auteur — infaillible-
ment l'auteur réclamera — toutes franches et loyales
explications.
Et j'écrivis sur l'épreuve :
« Et voilà l'histoire du Curé de Cucugnan, telle
« que m'a donné l'ordre de vous la dire ce gusas de
« Roumanille.
Signe : Lou Cascarellet ».
\j Armana de 1867 fut publié.
(Je vous demande pardon de mes longueurs. Mon-
sieur. Je n'ai pas le temps d'être plus court.)
Voilà maintenant que M. Alphonse Daudet se hâte
de traduire le Curé de Cucugnan, et, grâce à l'Événe-
ment, auquel il donne sa traduction, il l'éparpillé à
tous les vents du ciel ! Miséricorde ï
Il était impossible, après une publicité pareille, que
le nom de l'auteur, effacé par le pli malencontreux, ne
surgît pas soudain. Aussi m'attendais-je tous les jours
à une demande d'explications. J'étais prêt à les don-
ner, — non pas certes devant le Tribunal, — (je n'au-
rais jamais pu supposer que la chose en valût la
peine), mais à un confrère chercheur, trouveur et
ET SON VÉRITABLE AUTEUR 15
ciseleur, comme le Cascareïïet, de vieux contes et
d artistiques légendes.
Jetais prêt. J'écrivis immédiatement à M. Daudet,
pour qu'il eût à me prévenir sans retard de toute
réclamation qui pourrait être faite à ce sujet. (M. Dau-
det retrouverait ma lettre.)
Voyez, je vous prie. Monsieur, combien il eût été
heureux pour vous que vous eussiez écrit au coupable,
dès que vous sûtes son nom. Je n'ai jamais eu l'inten-
tion de m'opposer et je ne m'oppose pas à rendre à
César ce qui appartient à César, et à vous. Monsieur,
ce que vous revendiquez. Quoi qu'il arrive, le Casca-
reïïet, honnête et loyal garçon, qui sait, depuis trois
jours seulement, qu'il a une réparation à vous donner,
se fera un devoir, dans VArmana de 1869, de tout
remettre dans l'ordre, d'expliquer le pourquoi et le
comment de cette petite affaire, de vous donner, en un
mot, pleine et entière satisfaction, ce qui vaudra à
votre livre, si votre livre est publié ou doit l'être, une
réclame, — passez-moi le mot, — qui aura bien son
prix et ses heureux résultats. De toute façon, avouons-
le, j'aurai rendu service à ce bon curé de Cucugnan.
Après avoir puissamment contribué à le tirer d'un
injuste oubli et à le populariser, je faciliterai la vente
et la propagation du livre qui contient ou qui contien-
dra son magnifique sermon.
Que si, un peu sévère, sans doute, pour une pecca-
dille commise le plus innocemment du monde, vous
voulez m'appeler par-devant notre Tribunal, qui me
connaît, je m'y défendrai et j'attendrai sans crainte
son jugement.
16 LE CURE DE CUCUGNAN
J'ai parlé de ma bonne foi : elle est patente. Eût-il
été bien difficile au Cascarellet, s'il avait été de mau-
vaise foi. de trouver un autre titre (nous avons, en
Vaucluse. Cucuron, qui est. certainement, aussi joli
que Cucugnan), de changer la mise en scène, de
travestir d'autres détails, de telle façon que la propriété
de cette historiette charmante ne pût que difficilement
être revendiquée ? Avouez que je suis un voleur bien
naïf.
Quant au médecin, dont l'idée première court un
peu partout, mais dont les péripéties et les détails
m'appartiennent d'un bout à l'autre, il a failli ne pas
avoir Cucugnan pour théâtre de sa comédie (la preuve
en est ci-incluse). Un ami, au dernier moment, me
dit : « L'an passé, le curé ; cette année, le médecin ! »
Et la scène se passa à Cucugnan.
Je ne vous en dis pas davantage. J'en ai même trop
dit ; aussi vous prié-je de me pardonner l'excessive
longueur du plaidoyer que j'improvise pro domo mea.
Seulement, permettez-moi d'ajouter, pour finir, que si
vous désirez faire plus ample connaissance avec le
coupable que vous avez sous la main, la Reçue des
Deux-Mondes (15 octobre 1859. p. 807 et suiv.) vous
fera connaître ses antécédents, et M. de Pontmartin,
dans ses Causeries Littéraires (1854) et dans ses
Nouveaux Samedis 1865), vous dira qui il est. Au
besoin, M. Veuillot, dans son Parfum de Rome (6e
édit.. 1867 . vous montrera de lui un portrait en
pied, très flatté sans doute, mais assez ressemblant,
dit-on.
Je désire. Monsieur, qu'en lisant cette lettre, vous
ET SOX VÉRITABLE AUTEUR 17
ne vous mépreniez pas sur les sentiments qui me
l'ont inspirée.
Agréez, je vous prie, Monsieur, mes plus respec-
tueuses salutations.
J. ROUMANILLE.
Cette épître, d'ailleurs charmante, où Rouma-
nille, comme il le disait lui-même, avait laissé
courir sa plume et sa verve, n'avait qu'un tort. On
y sentait un plaidoyer mûri depuis longtemps et
une situation fausse, au secours de laquelle on
appelait certains arguments plutôt faibles et parfois
invraisemblables.
Il n'était pas possible d'avouer plus franchement
Yemprunt (soyons polis), mais l'aveu était enguir-
landé d'excuses si joliment présentées, où l'éloge
de l'œuvre reproduite se mêlait si savamment au
succès procuré par la grande publicité de YArmana,
que Roumanille put croire sa cause gagnée et le
différend tout au moins assoupi.
En cela, il se trompait. La lettre produisit un
effet tout contraire à celui qu'il en attendait. M. de
Brenas fut piqué au vif et crut démêler, au milieu
de ces explications, une légère pointe de raillerie
gasconne qui, loin de l'apaiser, lui fit précipiter
les choses. 11 se mit d'accord avec M. Ballay, qui
était d'avis d'intenter un procès, et il fut convenu
que, sous le nom de son éditeur, ce serait l'auteur
qui mènerait l'affaire .
Il s'agissait de trouver un avocat. M. de Brenas
consulta le Président du Tribunal d'Avignon,
2
18 LE CURÉ DE CUCUGNAN
M. Michaëli, qui lui indiqua Me Sylvestre, et le
procès fut engagé. Sur le conseil de celui-ci, la
juridiction consulaire fut choisie.
Il allait être procédé aux premiers actes de la
procédure, quand Roumanille, qui, malgré sa
belle assurance, se sentait en faute, fit intervenir
un ami commun et proposer une transaction.
D'avance, il prit soin, dans son Armana de 1869,
d'annoncer, sous les initiales G. de M., à l'avant-
dernier alinéa du premier chapitre, que le Curé de
Cucugnan était l'œuvre de M. de Brenas et qu'il
s'était contenté de la traduire pour l'agrément de
ses lecteurs. Cet alinéa, caché au milieu de notes
étrangères à la cause, devait passer et passa, en
effet, inaperçu.
M. de Brenas, qui professait pour l'ami commun
la plus haute estime, arrêta les poursuites et envoya
à son avocat un projet de transaction, par lequel
Roumanille reconnaîtrait, dans une déclaration
formelle qu'il devrait faire, à la première page de
son Almanach, les droits de M. de Brenas, et s'en-
gagerait, de plus, à verser une indemnité, soit au
profit de M . de Brenas, soit au profit de son éditeur.
Roumanille accepta, sur-le-champ, le premier
point et déclara, sur le second, s'en rapporter à la
décision d'un arbitre qui devrait être choisi d'accord
entre les deux parties. Et c'est ici que commen-
cèrent les difficultés, les retards et toute une série
d'événements imprévus qui arrêtèrent la solution
de cette affaire, pourtant si simple et si facile à
résoudre.
ET SON VÉRITABLE AUTEUR 19
Les arbitres choisis se récusèrent les uns après
les autres. L'avocat, surchargé de dossiers, puis
atteint d'une maladie qui l'obligea à un repos
forcé, dut laisser en suspens le règlement et l'arbi-
trage.
La guerre de 1870 survint. Les procès littéraires
furent relégués au second plan. De plus graves
préoccupations agitaient les esprits.
Après nos désastres, des années s'écoulèrent et le
litige dormit tranquillement dans les cartons. M. de
Brenas ne paraissait pas empressé de reprendre les
hostilités et de se faire rendre justice. Oublia-t-il
même à peu près ses réclamations? C'est ce que
nous ne pouvons savoir absolument. Toutefois, en
juin 1875, sur les instances de son éditeur, qui,
depuis 1867, attendait l'heure où il pourrait faire
paraître le volume toujours en projet, il désira.
tout au moins, rentrer en possession des pièces et
des documents qu'il avait confiés à Me Sylvestre.
Ce dossier faillit, à son tour, amener une autre
difficulté entre l'avocat et son client. Depuis long-
temps classé au nombre des affaires abandonnées,
il ne se retrouvait pas et M. de Brenas put croire un
moment que ses lettres, ses journaux et ses bro-
chures étaient perdus. 11 reprochait même à
>lc Sylvestre un trop long oubli de son affaire. Les
précieux papiers finirent cependant par se retrouver
et, pour se justifier, celui-ci écrivit à Cusset, le
9 juillet suivant, une lettre dont nous détachons le
paragraphe qui explique ainsi ce long retard : « Il
vous suffira. Monsieur, d'évoquer vos souvenirs,
20 LE CURÉ DE CUCUGNAN
j'en suis sûr, pour reconnaître que je n'ai fait, en
agissant ainsi, que me conformer à vos instructions.
J'ai la certitude que, cédant aux pressantes sollici-
tations de quelque ami de M. Roumanille, vous con-
sentîtes à faire grâce à ce dernier. Quel est cet
ami? Je ne puis affirmer si son nom me fut livré,
mais son intervention est chose dont je suis abso-
lument sûr, ainsi que du résultat quelle eut auprès
de vous. D'ailleurs, s'il vous convenait de rouvrir
les hostilités, on le pourrait encore, et je suis con-
vaincu que M. Roumanille redouterait autant au-
jourd'hui qu'en 1868, la poursuite que son plagiat
vous autorisait à diriger contre lui ».
Avec cette lettre, M. de Brenas reçut ses pa-
piers et les déposa dans son secrétaire. Ils ne
devaient revoir la lumière que trente-neuf ans
plus tard.
Les hostilités ne se rouvrirent pas. Le Curé de
Cucugnan continua de charmer ses lecteurs sous
des noms différents.
Rien n'est nouveau sous le soleil. Reprenant le
vieil adage pour son compte, Roumanille n'avait-il
pas dit ingénument : chacun prend son bien où il
le trouve ? Proverbe accommodant, sinon très équi-
table. Il pouvait ajouter, d'ailleurs, qu'il avait
avoué son péché, et, au risque d'avoir avec la
sagesse des nations de trop fréquentes relations,
péché avoué n'est-il pas à moitié pardonné ?
Ce pardon, il l'attendit pendant de longues années
et il ne vint pas. La question et l'arbitrage restèrent
toujours en suspens. Mais quelqu'un vint, qui
ET SON VÉRITABLE AUTEUR 21
n'était pas attendu et qui mit tout le monde d'ac-
cord. Indifférente au génie aussi bien qu'aux
procès, se riant des possessions d'état et des délais
de procédure, la mort se chargea déteindre une
affaire qui menaçait de s'éterniser.
M. de Brenas mourut en 1877, sans avoir réveillé
la procédure, et, le 24 mai 1891, Roumanille s'étei-
gnait à son tour, « en Avignon ».
Aujourd'hui la prescription est acquise. Il nous
suffit d'avoir restitué à la mémoire d'un fin lettré
la paternité d'une œuvre qui a fait son chemin dans
le monde et qu'on relit toujours avec plaisir. Sa
gaîté de bon aloi nous change des romans vague-
ment humanitaires et des études psychologiques si
en honneur de nos jours.
Qu'elle soit signée B. de Brenas, Roumanille ou
Daudet, nous devons à celui qui la présenta au
public une honnête reconnaissance et un juste
remerciement. C'est ce que nous venons d'essayer
de lui faire obtenir, avec preuves à l'appui.
Nous ne prétendons, d'ailleurs, rien exagérer.
Du haut des cieux, leur demeure dernière, ni Rou-
manille, ni Daudet, ne verront leur mémoire bien
sérieusement atteinte par ce larcin de leur jeunesse,
mais cette restitution tardive était loyale et né-
cessaire. Quant au reste, le temps, ce grand philo-
sophe, sait calmer les susceptibilités et rendre à
chacun la part qui lui est due.
Et, pour clore le débat, il nous semble voir ce
« gusas » de Roumanille s'écrier, avec son accent
22 LE CURÉ DE CUCUGNAN ET SON VÉRITABLE AUTEUR
méridional et son geste de félibre : « Eh bien. oui!
je l'ai prise, la légende, et je l'avoue ! On ne prend
qu'aux riches. La voilà rendue à qui de droit. Et.
mentanen, honny soit qui mal y pense ! »
■©—
Caen. — Impr. H. Delesques, rue Uemolombe, 34.
La Bibliothèque
Université cHOttawa
Echéance
The Library
University of Ottawa
Date Due
in-8° 3 Ir- ou
Huit années d'Émigration. — Souvenirs de l'abbé G.-.I. Martinant
de Préneuf, curé de St-Lambert de Vaugirard, de Sceaux
et de St-Leu. 1792-1801. — Paris, Librairie académique
Perrin et O, 1908, 1 vol. in-8" 5 fr.
Les Anglais aux Iles Saint-Marcouf. L'Expédition de 1798. Le
COMBAT NAVAL DE S ALLEN ELLES. — 1 Vol. ill-8°. — EaU-FORTE
de Pol Vanel. Caen, Louis Jouan, 1910. ... 3 fr. 50
L'nE GRANDE MLLE AUX XVI L ET XVIIIe SIÈCLES. La \ IE PUBLIQUE
a Caen. Mœurs et Coutumes. 1 vol. in-8". Caen, Louis
Jouan, 1910 6 fr.
Œ
^9 003 00 3^8237 8b
CE PC 2197
.B66C838 1910
r0o VANEL, GABRl
ACC# 1331646
CURE UE CU
Brantford.
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